80 mots de l’Inde

L’Inde racontée par les mots de Mira Kamdar

Raconter l’Inde par les mots, dire leur histoire, leurs connotations, leur usage dans le quotidien et leur importance au regard des grands enjeux qu’affronte la société indienne contemporaine, mais aussi dire comment ces mots ont marqué l’auteure à différents moments de sa vie, voici ce que Mira Kamdar a fait dans la chronique « Le mot de l’Inde », publiée dans la revue Courrier International entre 2009 et 2014. Le livre 80 mots de l’Inde présente une sélection de ces mots, et en ajoute d’autres de telle sorte que le lecteur aborde en douceur et de façon significative la culture, la société, la spiritualité, la politique et le fabuleux monde naturel de l’Inde. Chaque mot donne lieu à une réflexion qui jette un trait de lumière sur une civilisation vieille de plusieurs millénaires et sur une république qui, tant bien que mal, fraye son chemin de pays émergent dans ce XXIème siècle si compliqué.

Par son père natif du Gujarat, Mira Kamdar a l’Inde dans le sang. Experte mondialement connue de ce pays, auquel elle a consacré plusieurs livres, dont Motiba’s Tattoos: A Granddaughter’s Journey from America into her Indian Family’s Past (Public A?airs, 2000 ; Plume, 2001), Planet India, l’ascension turbulente d’un géant démocratique (Actes Sud, 2008) et India in the 21st Century (Oxford University Press, 2018), elle fut membre du conseil éditorial du New York Times chargé de l’international (2013-2017). Parfaitement francophone, elle a aussi écrit une thèse sur Diderot, dirigée par Philippe Lacoue-Labarthe. Les langues, les tournures de phrases et la sédimentation de sens que les mots accumulent au ?l du temps l’ont toujours passionnée. Américaine de naissance, elle vit en France depuis 2010.

Extrait “ la victoire, la jeet en hindi, est un thème récurrent dans la politique indienne moderne. Le verbe jeetna veut dire gagner mais aussi prévaloir, réussir, triompher, voire dompter. C’est avec l’impératif jai que l’on appelle la victoire de ses voeux. Le terme est apparu vers 400 avant notre ère, lorsque le poète Valmiki, dans sa version de l’.pop.e du Ramayana, a fusionné le religieux et le politique dans la figure de la mère patrie sacrée. Petite fille, j’étais naturellement fascinée par les déesses hindoues. Tous les matins, à l’école maternelle, à Bombay, je chantais à tue-tête la fin de l’hymne national : « La victoire est arrivée ! La victoire, la victoire, la victoire est arrivée ! » Le slogan de tous les leaders indépendantistes était « Jai Hind ! » (« Victoire à l’Inde ! »). Ce fut notamment avec ces mots que Nehru conclut son émouvant discours après l’assassinat du Mahatma Gandhi. Mais, après plus de deux mille ans et alors que l’impératif jai a si bien servi les poètes et les politiciens, Narendra Modi, le ministre en chef de l’état du Gujarat de 2001 à 2014, qui incarne cette Inde des nationalistes hindous aussi libéraux et technocrates qu’antimusulmans et antichrétiens, a décidé de passer à autre chose. Son slogan, « Jeetega Gujarat ! » (« Le Gujarat gagnera ! »), met le verbe jeetna au futur, ce qui change tout. Car ce petit glissement grammatical de l’impératif au futur comporte un grand glissement sémantique : on passe de la fusion du sacré avec le profane au profane tout court. Modi, élu Premier ministre en 2014, savait très bien que, dans l’imaginaire de la classe moyenne indienne, celle qui constitue sa base ainsi que celle de son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), ce slogan évoquait les titres des émissions de télé-réalité du moment – Kaun Jeetega Bollywood Ka Ticket (« Qui gagnera une place à Bollywood ? ») et Biggest Loser Jeetega, où des personnes obèses essaient de perdre le plus de kilos possible. ”

Le 14 novembre 2018